Les syndicats sont confrontés pour la première fois depuis longtemps à un gouvernement dont l’ambition est de modifier durablement le rapport de forces entre le patronat et le monde du travail au détriment de ce dernier. Ironie du sort, c’est aussi la première fois depuis plus de 30 ans qu’un gouvernement est dirigé par un Premier ministre PS… Les directions syndicales hésitent à l’affronter de front, de peur que sa chute n’entraîne la venue d’un gouvernement encore plus à droite. Le monde du travail ne pourra pas faire l’économie d’un débat approfondi sur l’alternative politique à la social-démocratie.
Ce n’est pas la première fois que le mouvement syndical – ou des fractions de celui-ci - entre en conflit ouvert avec la social-démocratie. Sans remonter trop loin dans le temps, souvenons-nous de la grève générale de 1993 contre le Plan global ou des grèves enseignantes contre le gouvernement Onkelinx en 1996-97. En 1993, la FGTB avait mis fin à la grève générale la plus massive de l’histoire du pays sans obtenir la suppression du Plan global qui portait pourtant un coup très dur à l’indexation des salaires qui ne tient désormais plus compte de la hausse des prix du tabac, de l’alcool et de l’essence (le soi-disant index-santé).
La direction de la FGTB avait justifié son attitude par la crainte qu’une poursuite de la grève ne fasse chuter la coalition chrétienne-socialiste et n’ouvre la voie au retour des libéraux. A l’époque déjà, l’absence d’alternative crédible à la social-démocratie avait eu raison de la détermination de larges couches de travailleurs à faire échec au Plan global. Mais la nécessité d’une telle alternative ne sautait pas aux yeux des travailleurs et des directions syndicales dans la mesure où la concertation sociale a permis d’obtenir des adaptations à la marge du Plan global. Dans ces négociations, les directions syndicales pouvaient compter sur l’appui des ministres PS et SP pour adoucir les angles des plans d’austérité.
En période de croissance économique, la social-démocratie faisait miroiter aux travailleurs la redistribution équitable des fruits de la croissance là où les libéraux et l’aile droite des partis chrétiens insistaient pour qu’on les affecte entièrement à la réduction du déficit public et de l’endettement du pays. Là encore, les syndicats pouvaient compter sur leurs relais au gouvernement pour que les salariés ne soient pas totalement oubliés dans le partage des richesses générées par leur travail.
La fin de la concertation sociale
La crise financière de 2008 ainsi que ses répercussions dans l’économie réelle et puis dans les dettes publiques a changé radicalement la donne. Désormais, la dictature du capital s’exerce directement et sans partage. Dans plusieurs pays européens, la classe politique - gauche et droite confondues – renoncent à leur leadership politique et s’en remettent à des « techniciens » issus du monde de la finance ou des affaires. Dans d’autres, les programmes gouvernementaux reflètent davantage les pressions des marchés et de l’Union européenne que les rapports de force politiques internes.
La formation du gouvernement Di Rupo correspond à ce dernier cas de figure. Après plus de 500 jours de crise politique, alors que les négociations entre socialistes, libéraux et sociaux-chrétiens étaient dans l’impasse, il a suffi qu’une agence de notation dégrade la note de la Belgique pour débloquer la situation. Rassurer les marchés et obéir aux diktats de la Commission tient désormais lieu de politique à l’ensemble de la classe politique belge. Le PS ne fait pas exception. Les sorties de Paul Magnette contre la Commission européenne sont de peu de poids en regard des déclarations de Philippe Moureaux pour qui « les mesures sont totalement injustes et en même temps totalement indispensables » ou de celles d’Elio Di Rupo qui accuse les syndicats de « mener le pays à l’abîme ». Surtout, elles sont de peu de poids en regard des mesures prises qui s’en prennent simultanément aux fins de carrière (restriction drastique de l’accès aux prépensions) et aux débuts de carrière (allongement du stage d’attente devenu « stage d’insertion » ; limitation dans le temps des « allocations d’insertion »). Si on y ajoute la dégressivité accrue des allocations de chômage, on a une panoplie complète de mesures visant à briser la cohésion même de la classe des travailleurs.
Le monde du travail a besoin de son propre parti
La déclaration de Philippe Moureaux a le mérite de clarifier les choses sur le plan politique. Si les mesures sont aussi injustes qu’indispensables, alors de deux choses l’une. Soit Moureaux a raison et le syndicalisme est condamné puisque la lutte pour la justice sociale est au cœur de ses valeurs et de son action. Soit il a tort et c’est la social-démocratie qui est condamnée en tant qu’expression politique du mouvement ouvrier. Mais si les Di Rupo, Moureaux et Cie peuvent ainsi donner libre cours à leur cynisme, c’est justement parce qu’ils tablent sur l’absence d’alternative politique du mouvement ouvrier pour leur donner la réplique.
Les directions syndicales hésitent sur la marche à suivre. L’ampleur de l’attaque les pousse à l’action, mais la peur du vide en cas de succès les retient. Nombre de leaders syndicaux craignent que la chute éventuelle de di Rupo ne débouche sur un gouvernement dominé par la N-VA, voire sur la scission du pays. Il est sans doute vrai que la chute du gouvernement sous la pression des actions syndicales ouvrirait la voie à une nouvelle crise politique aigüe. Pour autant, on ne reviendrait pas à la situation qui prévalait avant la formation du gouvernement Di Rupo. En effet, les travailleurs ne pourraient que reprendre confiance en eux-mêmes et en leur force collective après une telle victoire. La N-VA serait mise sur la défensive car la question sociale occuperait le devant de la scène au lieu de la question communautaire.
Une telle situation poserait immédiatement la question du prolongement politique à donner au mouvement social. En effet, aucune coalition favorable aux revendications des travailleurs et de leurs organisations ne peut se dégager sur base de la composition actuelle du parlement. Dans ces conditions, de nouvelles élections ne feraient que redistribuer les cartes entre des partis hostiles au mouvement social. La seule issue possible est la mise sur pied d’une nouvelle formation politique dotée d’une assise large parmi les travailleurs et leurs familles. Les syndicats – ou au moins des pans significatifs du mouvement syndical – ont un rôle capital à jouer dans la formation d’un tel parti.
Un tel parti serait forcément très hétérogène sur le plan idéologique comme l’était le Parti ouvrier belge (POB) lors de sa fondation. Mais cela ouvrirait une énorme espace de discussion qui permettrait la confrontation de toutes les idées qui vivent dans la classe des travailleurs. De ce fait, un tel parti serait un formidable instrument de politisation pour les plus larges couches de la population. Il serait aussi une fantastique caisse de résonance pour les idées anticapitalistes et les idées socialistes qui y trouveraient un écho bien plus large qu’aujourd’hui.
Il serait aussi un instrument avec lequel les travailleurs pourraient porter leurs revendications sur le plan politique et plus seulement sur le plan syndical. Ce qui donnerait à ces revendications une force de frappe bien plus grande. De même que l’ancien POB a été un instrument capital dans la lutte pour les droits politiques des travailleurs et le suffrage universel, un nouveau parti du monde du travail ne manquerait pas de lutter contre la gouvernance néolibérale antidémocratique qui vide le suffrage universel de sa substance.
Un tel parti serait aussi un instrument capital dans la reconquête de l’électorat populaire des partis de droite et d’extrême droite. Les partis populistes comme la N-VA séduisent parce qu’ils proposent des solutions individuelles à la crise tout en proposant le nationalisme comme ersatz de projet collectif. Un nouveau parti du monde du travail pourrait leur arracher cet électorat populaire en déshérence. A condition qu’il mène une lutte résolue contre l’austérité et puisse proposer des solutions collectives à la crise actuelle.
On observe déjà des signes avant-coureurs de rupture entre certains secteurs de la FGTB et le PS. Des centrales syndicales invitent des représentants de la gauche radicale – y compris la LCR/SAP – pour qu’ils exposent leurs idées. Des représentants de la CGSP secteurs communaux promettent de ne pas soutenir le PS lors des élections communales de cette année. La LCR/SAP observe ces faits avec la plus grande attention et saisira chaque occasion de faire avancer l’idée d’un nouveau parti du monde du travail.
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