Une Interview de Felipe Van Keirsbilck, Secrétaire général de la Centrale Nationale des Employés (CNE-CSC)
La Gauche : Cela fait près d'un an que la FGTB Charleroi a appelé à la création d'une alternative anticapitaliste à gauche du PS et d’Ecolo. Tu t'es prononcé sur cette question dans une interview de La Gauche en novembre 2012. La CNE a ensuite envoyé une représentante à la dernière réunion à Charleroi autour de cet appel. Est-ce qu’aujourd’hui la nécessité de cette alternative politique est toujours d’actualité ? Que signifie la présence de la CNE dans ce processus ?
Felipe Van Keirsbilck :
La présence d’une représentante de la CNE à la dernière réunion était
le reflet de notre intérêt pour la démarche de ce groupe unitaire en
formation. L'actualité sociale et politique, avec les ravages des
licenciements massifs et fermetures à Arcelor, Ford-Genk, et tout
récemment Caterpillar, démontrent l’urgence du « besoin de gauche ».
L'appel de Daniel Piron et ses camarades carolos est pertinent. Cette
actualité prouve une fois encore que la politique libérale d’austérité
menée en Belgique comme ailleurs en Europe détruit l’emploi. Nous avons
conscience de la radicalité et de l’urgence de la situation européenne.
Aujourd'hui plus que jamais, il faut arrêter les petits jeux de
compromis, le consensus mou des partis du libéralisme social...Continuer
les faux-semblants dans les débats politiques devient suicidaire pour
les travailleurs, cela donne la dégressivité du chômage, les exclusions,
le démantèlement des services publics, des prépensions et des
conventions collectives, etc. Cette situation exige de nous le courage
de s’exprimer clairement pour faire exister de réelles alternatives de
gauche. Comme je le disais en novembre dernier, le besoin d’un grand
parti de gauche se fait de plus en plus urgent chez nous. Nous avons
besoin de réponses convaincantes et, en Belgique, le problème de la
représentativité politique des intérêts des travailleurs n’est toujours
pas résolu. Notre intervention ne signifie pas nécessairement
d’abandonner nos attentes à l’égard du PS et d’Ecolo, voire du CDh, et
c'est une des nuances que je souhaite apporter par rapport à l'appel de
mai 2012. Aujourd’hui 80%, voire 90% de la population, ont des intérêts
similaires concernant les politiques à mener, nous parlons des ouvriers,
des employés, des cadres, des pensionnés, des petits indépendants, des
chômeurs, des femmes, des jeunes, des migrants, etc… Toutes ces
personnes ne trouvent pas aujourd’hui de grande force représentative de
leurs intérêts. Il leur faut une force politique d'une taille
significative, pas une force qui fait 3 ou 4% aux élections, même si ce
résultat pourrait être vu comme positif au regard des résultats de la
gauche radicale depuis 30 ans. Pour les syndicats c’est une urgence de
faire réapparaître des forces politiques qui rompent dans les faits,
dans les actes, avec le pouvoir de la finance, avec les idées libérales
dont la social-démocratie européenne (y compris une bonne part du PS)
est complètement imprégnée. Nous avons besoin de partis qui défendent
les intérêts de la majorité sociale. Ce besoin est toujours aussi clair
qu’il y a 6 mois, il n’y a toujours rien de résolu à ce stade-ci, même
si je salue l’initiative prise à Charleroi.
Quels ont été les échos à la
CNE et plus largement à la CSC de l’appel de la FGTB Charleroi Sud
Hainaut, et de ton interview en novembre ?
L’écho de l’appel fut limité dans
l’opinion publique en général, mais j’ai reçu énormément de messages
positifs de militants dans la CNE et ailleurs dans la CSC, les échos
étaient vraiment positifs, parce que les demandes sont très fortes à
l’idée de résoudre le problème de représentativité politique. Les
syndicats doivent faire un travail pour qu’un ou plusieurs partis larges
et réellement de gauche prennent place en Belgique. Ça pose la question
de la stratégie à suivre, or les partis de la gauche radicale ont
différentes stratégies liées entre autres à leur implantation. Par
exemple, le PTB n’a pas encore de députés et a un certain nombre d'élus
locaux, là où le Mouvement de Gauche voudrait probablement conserver son
député régional.
Lors de la dernière réunion à
Charleroi, un communiqué unitaire fut rédigé, annonçant la création d’un
comité de soutien à l’appel du Premier Mai 2012 et l’organisation d’une
rencontre de lutte juste avant le Premier mai 2013, à l’issue de
laquelle une déclaration sera adoptée. Quel est ton avis sur la création
de ce comité ? Que penses-tu du fait que toutes les formations de la
gauche radicale y soient présentes ? Quels sont les échos de cette
nouvelle étape à la CNE et à la CSC ?
D'abord, un point très positif que je
tiens à souligner, c'est le front commun qui se dessine sur cette
question entre des composantes de la CSC et la FGTB, au départ au
niveau local, sur Charleroi - il faut bien commencer quelque part.
Toutes les victoires sociales en Belgique ont été des victoires obtenues
en front commun. Et il est également très positif que les différentes
organisations de la gauche de gauche continuent à dialoguer. Troisième
élément positif, l’idée d’adopter une déclaration en front commun pour
le Premier mai constitue une réappropriation de la symbolique de lutte
du Premier mai, par rapport à l’évolution de cette journée, aujourd'hui
dépolitisée et presque folklorique, que le PS et même le MR tentent de
récupérer. On pourrait rêver, comme dans tous les autres pays, d’en
faire une fête unitaire et de lutte des travailleurs. L’histoire a fait
que la CSC n’a jamais mis à l’honneur cette journée, mais les temps
changent et je me réjouis à l’idée de ce meeting unitaire. Cependant,
j’ai aussi deux inquiétudes quant à la formation de ce comité de
soutien, la première étant de clarifier que notre un soutien est non
partisan et ne contribue au comité que pour signifier notre « besoin de
gauche », pas un soutien à tel ou tel parti présent ou à venir. La CNE
et la CSC ont une indépendance syndicale qu’elles n’abandonneront ni
aujourd’hui ni demain, et ne peuvent s'identifier ou se réduire ni à un
parti politique ni à un front d'organisations politiques tel que celui
qui est en gestation. L’émergence souhaitable d’un front unitaire de
gauche à la recherche d’unité et de cohérence ne signifie pas un chèque
en blanc de la CNE. En cas de concrétisation vers un nouvelle force
politique anti-austérité, la relation de la CNE avec celle-ci serait la
même (exigeante et indépendante) qu’avec les autres organisations
politiques. Nous attendons des partis de gauche, de tous les partis de
gauche, qu’ils joignent les actes à la parole, qu’ils amènent la preuve
que la gauche ce n’est pas juste une étiquette, mais bien le contenu du
flacon. C’est pourquoi, pour nous, ce comité ne doit pas se constituer
dans une démarche excluant a priori le PS et Ecolo. Il ne serait pas
opportun de déclarer que l’avenir des travailleurs se fera totalement
en-dehors des membres des partis qui ont des restes d'une tradition et
d'une histoire sociale et ouvrière. Il reste des militants au PS, chez
Ecolo et même au CDH qui défendent une voix de gauche, et ces gens
doivent être encouragés au lieu d’être rejetés loin du processus. Le
comité devra choisir entre apporter son soutien à quelques partis ou
bien constituer une unification de la gauche courageuse et claire.
Dans l'interview récente de
Daniel Piron sur le site web de La Gauche, suite à la décision de créer
ce comité, il a déclaré qu’il y a une différence entre l’indépendance
syndicale et l’apolitisme, les syndicats ayant une responsabilité
politique, d’où la nécessité d'aider un relais politique dont il faut
pourtant rester indépendant. Partages-tu son point de vue ?
D’accord à 100% sur l’impossibilité de
faire du syndicalisme « apolitique ». Ça n’aurait aucun sens ! Dès lors,
contribuer à la construction d’un comité tout en gardant notre
indépendance syndicale constitue le point le plus délicat pour les
syndicalistes politisés mais non partisans. Cela constitue une réflexion
importante pour les militants de la CNE. La coalition d’organisations
va devoir travailler sur un contenu programmatique, une plateforme de
défense des intérêts des travailleurs, se pencher sur la question de la
dette, de la fiscalité, de l'Europe, des mesures d’austérité,… Sur ce
point je suis complètement en accord avec Daniel, et nous jugerons les
différents partis par rapport à leur contenu, qui devra être réellement
de gauche. Ce qui compte c’est la rupture avec le libéralisme. Et pour
cela ce serait bien de pouvoir compter sur des organisations politiques
qui ont des députés. Un parti dont on soutiendrait la création aura pour
point de départ la défense des intérêts des travailleurs au sens large.
La CNE devra se prononcer et définir son implication en avançant comme
organisation – et non pas au nom de quelques individus. Le point
fondamental, en résumé, c'est d'aboutir à une base programmatique aussi
radicale dans son contenu que l'est la situation actuelle, défendant la
sécurité sociale, le plein emploi, le partage du temps de travail, et
s’opposant à l’austérité sur une série de points concrets. C'est cette
base programmatique à laquelle devrait s'atteler à l'avenir le comité de
soutien unitaire, qui servira d'outil pour interpeller les formations
politiques, et pourra aider à l'émergence d'une nouvelle force politique
significative à gauche, et aider les partis qui se prétendent de gauche
à gagner de la cohérence.
Justement, quelles sont les prochaines étapes pour la CNE ? Comment vois-tu son implication dans le comité ?
Avant tout nous allons prochainement
avoir des discussions internes, un débat dans nos instances qui va se
concentrer d’avantage sur la stratégie et les méthodes que sur
l’objectif en soi, avec lequel nous sommes largement d'accord. Ensuite
nous devrons nous concentrer sur la construction, en Belgique
francophone, d’une coalition large des organisations qui partagent les
mêmes intérêts, dans la CSC et la FGTB. Et enfin, il va falloir se
concentrer sur le contenu, sur la situation dramatique de l’Europe
aujourd’hui, et établir un programme concret pour combattre la politique
d’austérité.
Face à l'austérité et aux
licenciements, des luttes plus ou moins importantes émergent un peu
partout en Europe. Quels liens ou quelle relation dialectique vois-tu
entre les luttes sociales et l'émergence d’une alternative politique ?
Le lien entre les luttes sociales et la
question de l'alternative politique est bien évidemment très fort et
direct, et d’autant plus marqué par la grande actualité politique. Les
travailleurs de Caterpillar savent de quoi je parle... Les travailleurs,
rouges et verts, cherchent des solutions et manifesteront d'ailleurs le
14 mars contre l’austérité imposée en Belgique et en Europe. Beaucoup
de travailleurs sentent bien que ce qui leur arrive est lié aux
politiques d’austérité. L'impact de l'austérité et de la crise en Europe
pose à chaque fermeture ou licenciement massif, à chaque dégradation
des conditions de travail, la question d'une alternative politique
anti-austérité. Et il faut arrêter de s’emmêler les pinceaux dans les
discussions stupides pour savoir s’il faut faire de la politique au plan
national ou au plan européen. La force perverse du système politique
européen est que le pouvoir y devient introuvable. C’est un jeu de
miroirs : vous voulez confronter votre gouvernement national, on vous
dit « le pouvoir c’est l’Europe » ; vous vous attaquez alors à l’Europe
et on vous dit « ah mais ce sont les Etas qui décident ». Il faut briser
les miroirs, comprendre le système comme un tout. Les luttes sociales
et politiques sont en définitive inextricablement liées, et le
renforcement des résistances sociales ne pourra qu'être utile à
l'émergence de nouvelles grandes forces politiques de gauche, un bloc de
gauche contre l'austérité.
Interview réalisée par Charlotte et Mauro
publié sur www.lcr-lagauche.be/
publié sur www.lcr-lagauche.be/
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